Un entretien avec Brigitte Broch, production design

1150 – Masterclass Production Design

26+27.11.2011, Zürich

Résumé

Propos recueillis par Donna Hanisch, Responsable des filières scénographie, maquillage et costumes à l’IFS, Cologne

Donna Hanisch: Beaucoup de gens de cinéma, surtout dans le domaine de la décoration, tout comme vous, n’ont pas suivi un parcours classique. Comment en êtes-vous arrivée au cinéma ? 
Brigitte Broch: Par pure frustration. J’étais toujours en recherche, je savais seulement que je ne voulais pas devenir secrétaire ou quelque chose de ce genre. Et pourtant je suis devenue secrétaire, parce que j’ai grandi dans une famille de condition très modeste et que nous avions besoin d’argent. Mais après le travail j’allais suivre des cours de théâtre et de ballet.
Au Mexique aussi, j’ai d’abord travaillé comme secrétaire et enseignante d’allemand et d’anglais. Je continuais à être insatisfaite du point de vue professionnel, je ne savais pas si je devais faire des études et quel genre. A cette époque, j’ai commencé à jouer dans de petites productions théâtrales. Dans l’une d’entre elles, j’ai fait la connaissance du réalisateur Luis Mandoki qui réalisait des films documentaires pour l’Instituto National Indigenista, et il m’a proposé de travailler avec lui. Ainsi j’ai assumé la direction de production pour un groupe de théâtre comportant 18 personnes. Puis j’ai été engagée pour d’autres productions de films de cet institut. Ma minutie et ma ponctualité ont probablement eu pour conséquence que l’on aimait bien m’engager. Ensuite, j’ai travaillé pour la télévision culturelle mexicaine, j’ai moi-même produit un certain nombre d’émissions et j’ai même fait de la mise en scène. J’ai eu beaucoup de succès et c’est ainsi que l’on m’a confié la régie d’une production TV allemande « Musik am Sonntag ».
Après 15 ans au Mexique, j’ai quand même décidé d’aller visiter l’Allemagne. J’avais quitté mon pays en 1968, pleine de mépris, au point qu’au Mexique je refusais même au début de parler l’allemand. Je ne parlais plus que l’anglais jusqu’à ce que je maîtrise suffisamment l’espagnol. Toutefois, après 9 mois passés en Allemagne, où j’ai pu constater, que ce n’était plus aussi terrible, qu’il y avait aussi beaucoup de belles choses, j’ai décidé de revenir au Mexique. Mais ce que j’ai aussi appris, c’est que la production ne m’intéressait pas particulièrement. Donc, j’ai simplement commencé par être actrice de théâtre. Je suis très contente de l’avoir fait, car cette expérience théâtrale est un trésor dans lequel je puise pour mon travail de scénographe. Le fait de comprendre ce que cela signifie que de jouer un rôle m’aide énormément dans mon travail. Je sais ce dont on a besoin pour se sentir tout de suite à l’aise dans un décor en tant qu’acteur. Même avec les choses invisibles. Par exemple, je remplis toujours tous les tiroirs d’un meuble même s’ils ne sont pas utilisés dans le film. Parce que pour moi, la chose la plus importante, c’est que l’acteur puisse se mouvoir librement. Qu’il entre dans une pièce et qu’il pense « voilà ce que je suis, voilà les chaussettes que je porte » ou « je suis vraiment un type un peu crade ».
En 1985, j’ai accompagné, comme « stage manager », la troupe de théâtre mexicaine « Theater Company DIVAS » dans sa tournée à travers l’Europe et les Etats-Unis avec sa pièce « Donna Giovanni » qui a eu beaucoup de succès. Dans cette production, j’ai collaboré étroitement avec la cheffe costumière. Cette dernière a reçu en 1987 la proposition de réaliser la scénographie d’une docu fiction sur l’écrivain Graham Green. Mais elle n’avait pas envie de le faire et je l’ai remplacée. Je n’avais qu’une vague idée de ce qu’il y avait à faire, mais j’avais une fille à entretenir et j’avais un besoin urgent d’argent. C’était une docu fiction sur Graham Green qui était venu au Mexique en 1936. Il venait de se convertir au catholicisme et il voulait voir la façon horrible dont les mexicains traitaient les prêtres et les croyants.
Donc, je suis arrivée dans ce petit village endormi, dans lequel Graham Green était arrivé par un bateau bananier pour continuer son voyage vers San Cristobal.
J’ai été comme foudroyée. J’ai trouvé ma tâche formidable. J’ai fait repeindre des chambres, j’avais le droit de choisir des couleurs, j’avais recruté des gens du village. J’étais tellement fascinée, que je ne me suis pas rendu compte que je travaillais 18 heures par jour. Tous les lieux de tournage étaient prêts avant le tournage. Ce qui était aussi dû au fait que le temps s’était arrêté dans ce village. Il y avait presque dans tous les appartements des meubles qui convenaient à notre décor. Je n’avais pas besoin de réserve d’accessoires, on trouvait tout dans le village.
Ça a été un succès retentissant, et les propositions ont commencé à affluer. Le film suivant était « LITTLE FAT BOY », là j’étais assistante de décoration. Ensuite, je suis allée en Basse-Californie pour un road movie pour la télévision allemande etc.
Comme je n’avais pas de connaissances préalables, il fallait se « débrouiller » à chaque film. Expériences, expériences et encore expériences. Je me souviens, que le réalisateur de la série de télévision allemande AUF DER ACHSE, m’a dit une fois le tournage achevé : « Bon Brigitte, tu as fait quelques erreurs, mais en fin de compte, je te félicite ».
DH: La production de films est une affaire de temps. Je suppose que pour vous c’était un avantage au Mexique, d’avoir été habituée à respecter les délais et d’être fiable ? 
BB: Oui, ça m’a été très utile. Les choses avaient toujours l’air en ordre et bien. 
Il y avait des décorateurs, des scénographes, qui ne communiquaient pas les uns avec les autres. Apparemment, j’ai été la première à réunir les deux. Je m’occupais de tout. Bien sûr qu’au début nous étions de petites équipes et nous travaillions souvent très tard le soir. Comme cette industrie est un monde très fermé, même au Mexique, on me recommandait et c’est ainsi que j’ai rencontré Alfonso Cuaron, qui avait alors 28 ans, avec lequel j’ai fait son premier film en 1990 SOLO CON TU PAREJA.
DH: Vous avez travaillé sur les premiers Films de Guillermo del Toro, Alfonso Cuaron et Antonio Serrano, et vous avez participé aux projets suivants de ces réalisateurs qui ont eu beaucoup de succès, tout comme Alejandro Gonzalez Iñarritu, avec lequel j’ai tourné des films publicitaires bien avant Amores Perros.
BB: J’ai eu beaucoup de chance, j’étais au bon moment au Mexique, alors que le terrain du « production design », qui ne s’appelait pas encore ainsi à l’époque, n’était pas encore occupé. Et voilà qu’arrive cette allemande, qui se décarcasse et arrive à faire correctement les choses. La collaboration avec tous ces jeunes réalisateurs mexicains était fantastique. Mais pour moi, les projets les plus enrichissants étaient ceux qui m’emmenaient dans tous les coins et recoins du Mexique et dans d’autres pays. Je n’aime pas tourner à Mexico City. J’aime sortir, aller à la campagne, ou dans un autre pays, m’imprégner d’une nouvelle culture, pénétrer dans une nouvelle vie et y faire des recherches.
DH: Vous avez travaillé dans de nombreux films mexicains, mais aussi dans des productions internationales. Dans votre filmographie, deux films sortent du lot par leur genre : ROMEO & JULIET et MOULIN ROUGE de Baz Luhrmann parce qu’ils sont tellement opulents et comportent plusieurs strates. Comment en êtes-vous arrivée à cette collaboration ?
BB: Une fois de plus, j’ai eu de la chance. J’avais fait la connaissance du directeur artistique (art director) australien Doug Hardwick dans une production que j’avais quittée. Il est resté en contact avec moi, et c’est lui qui avait été engagé comme « art director » pour ROMEO & JULIET. Il m’a recommandée à Catherine Martin, « production designer », Catherine et moi, nous sommes immédiatement entendues. J’étais très peu payée, mais ça m’était égal, car j’apprenais énormément. L’imagination avec laquelle Baz et Catherine créaient les décors, cette folie, ce mélange de passé légèrement futuriste, je pouvais tout faire et ce n’était jamais faux. C’était tellement libérateur.
DH: Comment la collaboration avec Baz Luhrmann et Catherine Martin fonctionnait-elle vraiment ? Elle était aussi cheffe costumière et lui était aussi impliqué dans la « design production ». 
BB: Baz donnait son ok sur tout. Catherine et moi discutions toutes les propositions de décoration telles que photos, dessins, tissus, etc. avec Baz. Il n’y avait rien où il ne donnait pas son accord. Ce qu’il y avait de bien à ça : c’est qu’il n’y avait jamais de surprise, lorsque le réalisateur arrivait sur le plateau. « Mon Dieu, ce n’est pas ainsi que j’imaginais les choses ». C’était ça, la leçon pour moi. Depuis, je prépare tous mes travaux de telle sorte que le réalisateur les approuve à 100%. Avec les dessins conceptuels (concept drawings), les échantillons de couleurs, etc…, et surtout tout ce qui touche aux atmosphères. Les « moodboards » sont très importants, pour que le caméraman et le réalisateur puissent imaginer ce que sera le plateau du point de vue de la lumière et des couleurs.
DH: Cela nécessite une longue préparation et exige que le réalisateur considère que la « production design » du film est très importante et qu’il y consacre beaucoup de temps.
BB: Jusqu’à présent ça a toujours joué. Depuis que je travaille selon ce système, j’ai toujours pu rendre heureux les réalisateurs. Toutes les discussions se déroulent pendant les préparatifs, et les deux parties, n’iront plus sur le plateau le cœur battant quant à la scénographie.
DH: Vous avez remporté avec Catherine Martin l’Oscar pour MOULIN ROUGE. Qu’avez-vous ressenti à ce moment ?
BB: Tout comme j’ai eu beaucoup de peine à m’appeler « production designer », je ne pouvais absolument pas imaginer que ça allait m’arriver.
Lorsque j’ai entendu mon nom, j’étais sous le choc. Je suis presque tombée en montant les marches. Pour moi toutes ces histoires de titres c’est du cirque, il y a beaucoup de politique là-dessous. Pour moi les prix mexicains ou d’autres titres, même l’oscar n’ont pas une grande importance. Mais par la suite, j’ai dû constater qu’un oscar vous apporte du travail. Les honoraires augmentent aussi.
DH: L’Oscar pour la « Design Production » est toujours attribué en double. 
BB: Pendant longtemps j’ai pensé : « Ce n’est pas moi qui le mérite, mais Catherine ». Mais entre temps, j’ai compris que ce n’était pas vrai. Pour moi, c’est évident que sans mon équipe je suis une nullité parfaite. Sans bon décorateur de plateau (set decorator), sans bon « art director » et tous les autres membres de l’équipe de décoration. Je suis très attentive à la décoration du plateau (set dec). Je connais plusieurs productions, dans lesquelles le « production designer » ne sait pas quoi faire du set dec, et c’est la raison pour laquelle la communication entre les deux fonctionne mal. Je trouve que ça se voit après dans le film. Il n’y pas cet amour du détail.
DH: Venons-en à l’équipe de décoration : comment la composez-vous ? 
BB: Pour moi, le plus important, c’est d’avoir un bon « set dec ». Pour cela, j’ai besoin de quelqu’un de créatif, qui collabore, pense avec, fait des propositions et évalue mes idées d’un œil critique. La réalisation et la caméra me demandent aussi pourquoi je fais les choses de telle ou telle façon, lorsque ça ne leur convient pas. Je veux aussi que mon équipe me remette en question et me fasse des suggestions. Une bonne équipe se crée aussi lorsque chacun s’y sent intégré comme un membre pensant à part entière.
Pour un projet bien financé, le chef décorateur a deux assistants et chacun d’entre eux a deux « swings » (auxiliaires). Et selon la complexité du projet, il y aura encore des auxiliaires en plus. Les objets choisis par le chef décorateur, sont apportés dans les entrepôts par les « swings ». Le « on set dresser » (mise en place) / « on set props » (accessoiriste de plateau) est responsable de tous les accessoires mobiles et de l’agencement des objets pendant le tournage. Il assume une énorme responsabilité et je dois pouvoir lui faire confiance. Pendant la première semaine de tournage, je suis constamment sur le plateau et je surveille toutes les activités du « on set dresser ». Jusqu’à ce que je sois certaine que cette personne fait bien son travail. Il est important que ces personnes regardent souvent dans la caméra pour s’assurer que l’image est en ordre.
Il faut aussi absolument que les « sets dec » et les accessoiristes communiquent bien. Sinon il y aura des erreurs, et si au préalable on n’est pas au clair sur les activités de chacun, tout à coup il manque un accessoire important. Lorsqu’il y a un coordinateur, il doit savoir qui organise quoi et qui dispose de quoi. Donc un bon « art director » est bien sûr très important. C’est lui qui gère le budget, qui surveille le montage, qui compose les équipes de peintres, d’électriciens, de maçons, etc. L’« art director » assume le contrôle des coûts : pour ma part je les examine au moins une fois par semaine. Et je dois y trouver toutes les dépenses par département, c’est-à-dire les dépenses du « set dec », pour les accessoires, pour la construction du plateau. Ce qui me permet de voir dans quels départements nous avons dépassé le budget et dans lesquels il nous reste encore des réserves. Comme je ne connais pas le prix des matériaux en détail, je dépends des calculs de l’« art director ». Chacun établit son propre budget et le remet au « art director ». Le budget total m’est présenté, je l’avalise et je dois rendre des comptes à la production, si le budget vient à être dépassé. Je prends les décisions créatives, ou je donne mon ok, si, pour des raisons budgétaires, on doit faire des coupes importantes, pour allouer l’argent à un autre décor.
Les producteurs sont assez malins, pour ne surtout pas dire quelle est la limite budgétaire maximale en matière de décors. Ils espèrent toujours qu’on restera en deçà du budget.
Lorsque j’évalue un budget décor à 1 million p.ex., le producteur va « pleurnicher » et déclarer qu’il n’a que 500'000 pour les décors dans son budget. Et c’est là que le marchandage commence. Et si ça déraille complètement, alors je dis « talk to the director ». Le réalisateur veut toujours tout avoir, même pendant la phase de préparation et c’est pourquoi il est utile d’avoir une réserve secrète. P. ex. je sais que j’ai indiqué dans le poste « graphique » un montant trop élevé. Je pourrai ainsi puiser là-dedans. En général, je m’en tiens au budget, ce qui plaît aux producteurs. Le réalisateur peut, bien sûr, choisir un « production designer », mais si ce dernier a une mauvaise réputation auprès des producteurs, on ne le recrutera pas. C’est surtout aux Etats-Unis que les producteurs exercent une grand influence, si bien qu’ils peuvent imposer telle ou telle personne dans l’équipe. Il faut donc toujours essayer autant que possible de bien s’entendre avec le producteur. Pour le producteur, ce n’est souvent qu’une question d’argent. Il n’a en général aucun sens pour la création et n’arrive pas à comprendre certaines dépenses dans ce domaine. Lorsque la situation commence à être tendue, je dis au producteur qu’il doit clarifier les choses avec le réalisateur.
DH: Souvent le réalisateur exige quelque chose et le décorateur se trouve coincé parce que l’on a cette double obligation. D’une part à l’égard du producteur pour le respect du budget et d’autre part envers le réalisateur à la disposition duquel il faut mettre tout ce dont il a besoin. Comment faites-vous ? 
BB: Souvent, je souhaite la même chose et donc je défends mes positions et discute moi-même avec le producteur. Je réfléchis avec mon équipe aux alternatives moins chères. Est-ce qu’on prend un tissu moins cher ? Moins de travail, c’est-à-dire moins de dépenses dans une scène pas si importante que ça ? Pouvons-nous fabriquer les meubles nous-mêmes ? De quoi ça aurait l’air ? J’essaie de répondre à tous les souhaits du réalisateur. Mais si c’est impossible avec mon budget, si ça n’entre pas dans le cadre de mes possibilités, alors le réalisateur doit parler directement au producteur et défendre pied à pied son idée.
DH: Une fois que vous avez accepté de collaborer à un projet comme « production designer ». Comment l’abordez-vous ?
BB: Evidemment que je lis plusieurs fois le scénario. J’ai une immense collection de photos et de livres d’art chez moi. Dès que je reçois un scénario, je passe en revue mes livres, je vais dans les bibliothèques, les librairies. Je cherche les ambiances appropriées dans des lieux et des représentations de personnages dans certaines atmosphères. J’ai depuis le temps aussi un stock de références sur mon ordinateur. Lorsque je fais du repérage, mon regard tombe toujours sur des maisons, des parois que je photographie. Donc j’ai beaucoup de matériel images aussi du vieillissement (patine) que je pourrai utiliser dans les discussions.
Puis je fais une analyse du caractère de tous les personnages principaux et secondaires importants. C’est-à-dire que je crée une sorte de biographie remontant presque à la naissance. J’imagine dans quelles circonstances le personnage a grandi. Le choix des couleurs se fait toujours par l’analyse des personnages.
DH: Comment choisissez-vous un concept couleur ?
BB: Il y a énormément de théories des couleurs. Il y a les spirituelles, les mystiques et les techniques. Mes deux bibles sont les livres du caméraman italien Vittorio Storaro « I Colori » et « La Luce ». Ses théories de la couleur sont pour moi une grande source d’inspiration. Je ne les considère pas comme la seule vérité. Je les prends, les compare avec mes propres expériences et alors, en général mon intuition me dit ce que je dois faire. Pour moi c’est très important de trouver les bonnes nuances de couleurs, pour que ce ne soit pas simplement bleu ou gris, ou pour que ce ne soit pas bleu en continu. Le choix des couleurs dépend des personnages et du film. Dans BIUTIFUL, on voulait plonger le personnage principal Uxbal dans une ambiance qui correspond à son monde intérieur. L’homme est très en colère et amer. La vie est dure. C’est pourquoi j’ai choisi des tons gris bleu.
DH: Quelles sont les principales informations que vous demandez au réalisateur ?
BB: Je presse le réalisateur comme un citron sur les personnages. Qu’a-t-il pensé ? Comment veut-il que l’on voie ses personnages ? Je veux savoir quelles sont ses idées en termes visuels et chromatiques. Lorsque je travaille ave Alejandro G. Iñárritu, Rodrigo Prieto (caméraman) participe aussi à ces premières discussions. Rodrigo et moi apportons généralement des livres avec des photos comme référence. Nous avançons dans notre discussion décor par décor et parlons des lieux idéaux qu’il faudra trouver. 
DH: Est-ce que vous faites vous-même des repérages ?
BB: Oui, c’est très important pour moi. En général, je dispose de 3 mois de préparation pour un film, pendant lesquels je me mets à la recherche de décors. Après les premières discussions avec le réalisateur et le chef opérateur, on envoie les « location scouts ». 
DH: Comment les choisissez vous ? 
BB: Quels que soient les lieux de tournage, on essaie toujours d’engager les meilleurs. On dépend tellement d’eux. Il est utile d’engager plus d’un scout, pour chercher le lieu idéal. Il est possible aussi que dans un premier temps, les lieux proposés par les scouts ne fonctionnent pas. Mais au moins on dispose d’une base concrète pour la discussion, afin d’expliquer au scout pourquoi un lieu ne fonctionne pas. C’est surtout le cas pour les films historiques ; les scouts trouvent un bâtiment historique qui convient, mais n’ont pas fait attention à l’environnement adéquat nécessaire pour le tournage. Un bon scout a une certaine culture générale et une bonne formation, c’est-à-dire qu’il est capable de se faire une idée « je connais cette époque, je sais ce qui est juste ou faux du point de vue architectonique ». Je fais une première sélection parmi les propositions des scouts et ensuite nous allons visiter avec le réalisateur et le chef opérateur ces lieux de tournage potentiels. Je bataille toujours pour le lieu de tournage juste. S’il ne plaît pas au réalisateur ou au caméraman, je fais des propositions ad hoc, de modifications, d’améliorations possibles de ce lieu. Dès qu’on a trouvé un décor, je commence à travailler avec le « concept artist ».
DH: Quelles sont les informations que le « concept artist » reçoit de votre part ? 
BB: Il reçoit toutes les informations pertinentes trouvées dans les recherches, mon concept couleurs et bien sûr les photos des lieux de tournage. Il élabore les « concept drawings » qui serviront alors de base à tout. Pour moi le « concept artist » est devenu une personne très importante. Même lorsque le budget de production est modeste, j’insiste pour avoir au moins des « concept drawings ». Et le « concept artist » devra alors aussi se charger d’un travail supplémentaire comme élaborer tous les éléments graphiques, si je veux obtenir l’accord de la direction de production. Les « concept drawings » sont devenus pour moi un élément de communication irremplaçable.
Ils m’aident moi et tous les autres à voir sous forme d’images comment un lieu doit se présenter du point de vue des couleurs et de l’atmosphère.
DH: De quelle façon communiquez-vous avec votre équipe ? 
BB: Au début, je parle avec toute l’équipe, je leur transmets les informations que j’ai collectées avec le réalisateur et le caméraman. Je veux que tous les membres de l’équipe se sentent inclus. Puis commencent les recherches. Je continue les miennes, le « set dec » fait les siennes, l’accessoiriste aussi. Mais nous nous tenons mutuellement constamment au courant. Puis j’essaie de réunir tout le monde une fois par semaine pour discuter. Il est très important qu’il y ait des échanges entre le « set dec » et l’accessoiriste, le « art director » écoute et je regarde si la communication fonctionne. Il faut que tout le monde avance dans le même sens. Ensuite, je discute avec chacun des collaborateurs et je délègue les tâches. Sur la base des idées et concepts que j’ai en tête, le « set dec » se met à la recherche d’étoffes, de meubles, etc. Et bien que j’aie reçu du « set dec » des photos de tous les accessoires et des parties de décors, je vais toujours dans les entrepôts pour regarder les choses en vrai. Et sur place, je refais une sélection.
DH: De quoi est faite une collaboration idéale avec le chef opérateur selon vous ? 
BB: Une bonne communication transparente est déterminante. La collaboration avec Rodrigo est merveilleuse. On discute vraiment de tout. Je fais des essais de couleur, aussi dans le domaine du vieillissement (patine) et Rodrigo fait des tests caméra avec les parois de tous les plateaux, j’y accroche les tissus. Rodrigo aime bien travailler avec des pellicules à gros grains. C’est pourquoi les tests caméra sont très importants, car les nuances de couleurs changent en fonction des pellicules choisies. Lors d’un tournage en studio, je fais construire une maquette du lieu, pour que le chef opérateur puisse voir par où la lumière extérieure pénètre ou quelles sont les parois déplaçables. J’anticipe en préparant autant de « practicals » que possible (lampe, lampadaires, appliques), afin de pouvoir aussi réagir aux souhaits spontanés du caméraman. Même les abat-jours j’essaie de les montrer au caméraman pendant la phase de préparation. « Est-ce qu’ils sont trop clairs ? Trop foncés ? ».
Je considère que c’est comme du sport, lorsque le caméraman ou le réalisateur veut autre chose que moi. Je défends mes idées, mais je peux tout à fait accepter si je n’arrive pas à les faire passer.
DH: Préférez-vous tourner dans des décors réels ou en studio ? 
BB: J’ai une nette préférence pour les décors réels. Pour moi, ils ont une âme. On peut y ressentir et y « renifler » la vie. Sur le sol, aux murs. Dans des décors réels on peut déjà utiliser la patine existante. On trouve certaines irrégularités, certaines incohérences, qui rendent le tout authentique. Les fenêtres qui ferment mal. Le coin qui n’a aucun sens. Il y a tellement de détails passionnants. C’est un travail démentiel que de reproduire ça dans un studio. Et souvent lorsque l’on construit un décor, on n’a pas l’idée d’ajouter de tels détails.
D’habitude mes plateaux de tournage sont très réalistes. Tout mon art réside dans le fait de copier la réalité et d’y ajouter la note personnelle du personnage.
DH: Dans les décors réels, l’équipe se sent souvent à l’étroit, la liberté de mouvement du caméraman est restreinte. Comment résolvez-vous ce problème ?
BB: Je suis devenue une experte dans le démontage des parois. Surtout dans les films d’Alejandro G. Iñárritu, je devais constamment démonter des murs. Entre temps, je me suis fais la réputation de « production designer who knocks down any wall ».
DH: Comment se présente la collaboration avec le chef costumier ? Est-ce qu’il reprend vos idées en matière de couleurs ?
BB: Au moment où je parle avec le chef costumier, on est au clair sur ce que souhaite le réalisateur, et dans la discussion j’apporte surtout ma palette de couleurs. Je lui donne les « concept drawings », dans lesquels les sélections de couleurs sont déjà intégrées et je lui montre les photos des plateaux. Pour moi il est important que le « production designer » et le chef costumier suivent la même ligne, sinon le message se perd. La situation idéale, c’est que le réalisateur participe à la réception des costumes.
DH: Les créateurs des costumes doivent beaucoup réfléchir aux clichés, lorsqu’ils conçoivent les costumes d’un personnage. En va-t-il de même pour la scénographie ? Lorsque par ex. vous avez le personnage d’un méchant banquier à faire : avez-vous parfois aussi l’impression d’avoir les mains liées, alors que vous avez cette envie excitante de créer quelque chose de personnel, parce que le cliché détermine les attentes du spectateur ?
BB: C’est vrai, mais le cliché peut former une base, sur laquelle construire. Puis s’ajoute l’élément typiquement personnel que chaque être humain possède. Sa propre biographie. Les photos des proches, un violon d’Ingres, qui se reflète quelque part dans le décor. Quelque part derrière tout ça on trouve la personne, derrière ce formalisme, ce cliché. Bien sûr s’il s’agit d’un banquier conventionnel, il sera entouré de meubles conventionnels. Mais tu réfléchis à la couleur des meubles, s’ils sont bruns, vert ou rouge ou s’ils sont usés ou tout neufs. 
DH: L’intuition semble jouer un rôle important pour vous. 
BB: Oui, je fais très souvent confiance à mon intuition. Pour moi, c’est très important que le plateau soit prêt à temps. Ainsi j’ai le temps de m’asseoir dans le décor, pour le ressentir et je peux au dernier moment percevoir ce qui ne va pas. Et il me reste alors encore du temps pour modifier quelque chose. Bien sûr, c’est du luxe d’avoir le temps de s’asseoir dans le décor pour y penser. Il y a aussi des réalisateurs comme Alejandro G. Iñárritu qui veulent absolument pouvoir répéter avec les acteurs sur le plateau terminé. Pour que les acteurs puissent se familiariser avec le monde dans lequel ils vont évoluer. Comme je l’ai déjà évoqué, partout où il y a un tiroir, il est plein, où il y a une petite porte, il y a quelque chose derrière.
DH: Quels projets ou quels réalisateurs ont été ou sont particulièrement enrichissants pour vous ? 
BB: LE LISEUR de Steven Daldry a été pour moi le plus grand défi personnel. Lorsque j’ai reçu la demande, j’ai hésité, à cause de mes expériences dramatiques et traumatisantes pendant la guerre et à la fin de la guerre. Mais je me suis néanmoins rendue à New York et j’ai rencontré en Steven Daldry, un homme formidable et un merveilleux réalisateur. Nous avons parlé pendant des heures, aussi sur les difficultés à faire ce film d’une part parce que j’avais toujours refusé de me confronter à ce thème et d’autre part parce que j’y voyais une occasion de surmonter mon propre traumatisme. Mon émigration au Mexique était étroitement liée au fait de quitter une Allemagne qui refusait de parler de sa culpabilité. Et toutes les expériences faites pendant la guerre qui planent dans une famille, c’est ce qui m’a poussée partir. Pendant les 15 premières années au Mexique, je ne regardais jamais des fictions ou des films documentaires sur l’holocauste. Je me sentais coupable pour la génération de mes parents. J’étais donc un « chat très échaudé » et pour moi c’était un immense défi que de devoir me confronter à tout ça pour LE LISEUR, à un thème et un pays que j’avais toujours essayé d’esquiver. J’ai dû visiter des camps de concentration à Berlin, puis j’ai visionné tous les documents photographiques, les films documentaires des Alliés sur cette époque. Finalement suis très reconnaissante d’avoir pu faire ce film et la collaboration avec Steven était excellente.
Et puis, bien entendu la collaboration avec Alejandro G. Iñárritu est ce qui m’enrichit le plus. Alejandro et moi nous partageons la même préférence pour des décors réels et des histoires « profondes ». Alejandro est d’une part très terre à terre, mais il a aussi un côté spirituel que l’on perçoit dans ses films. Il aimerait montrer les tragédies humaines, les remuer et les faire avancer. La collaboration avec Rodrigo Prieto est aussi tellement merveilleuse que je souhaiterais toujours l’avoir comme chef opérateur. Alejandro, Rodrigo et moi formons un triumvirat. Nous nous respectons et nous faisons énormément confiance, ça fait 17 ans que nous travaillons ensemble et nous nous connaissons très bien. Travailler avec Alejandro est un effort mental et physique inimaginable. Il exige tellement de chacun d’entre nous, que cela peut nous mener à nos limites. Mais il exige aussi le meilleur de lui-même et donne tout, jusqu’à un effondrement physique. Et bien qu’à plusieurs reprises j’aie fini à l’hôpital à cause de ces efforts énormes, je dois avouer, que je suis reconnaissante d’avoir pu passer par une telle école, car j’ai vraiment appris à faire attention à tout et à donner le meilleur de moi-même. C’est à cause de ses exigences, qu’il a tellement pu tirer de moi. Pendant la production, parfois je le déteste, surtout lorsqu’il explose et ne fait qu’exiger, exiger. En dépit de ça j’espère toujours participer à son prochain projet, car « one becomes addicted to Alejandro Gonzalez », parce qu’il y a tellement de passion et de créativité. Qui est-ce qui a dit ça, Goethe ? Deux âmes habitent mon cœur ? Je crois que c’est le cas d’Alejandro. Faust et Méphisto vivent en lui et se combattent. Alejandro a tellement de sensibilité, tellement de bonté, il a beaucoup lu, il est cultivé, drôle. Mais ce que l’on reçoit de lui est tellement enrichissant, qu’on accepte de tout donner du point de vue physique.
DH: Si vous pensez à votre vie avant le cinéma : y a-t-il des choses, des expériences professionnelles ou humaines qui vous sont utiles maintenant dans votre travail ?
BB: Oui. Grâce à mon grand-père qui était peintre j’ai appris à connaître les couleurs. Ma mère aussi était très créative. Nous vivions modestement dans un très petit appartement, mais ma mère fourmillait d’idées pour réaménager l’appartement en déplaçant les mêmes meubles et les mêmes affaires. Mon oncle mort à la guerre, était un excellent accordéoniste. Moi aussi, je jouais de l’accordéon. Ce lien avec la musique m’a été très utile plus tard au théâtre. Et mon ex-mari était graphiste et photographe. Je l’ai très souvent accompagné dans ses voyages et je lui en suis très reconnaissante car mon œil a été ainsi formé. Visionner des centaines de photos du même motif et choisir la meilleure, devoir définir ce qui produit le meilleur effet, dire quelle photo a les plus belles couleurs. J’étais son assistante et j’en ai appris beaucoup sur le graphisme et les théories des couleurs. Je me souviens encore comme il m’expliquait qu’il y a 32 nuances de gris.
Je n’ai pas de formation artistique, d’arts appliqués. Mais toutes les expériences faites en famille et au théâtre ont constitué ma formation.
DH: Je vous remercie de l’entretien.

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