L'écriture à 4 mains: interviews

Denis Rabaglia : « Le scénario y gagne toujours quand il y a deux ou trois coauteurs »

Denis Rabaglia est né en 1966 à Martigny, en Suisse. En 1992-1993, il écrit et réalise Grossesse nerveuse, une comédie qui lui vaut le Prix Max Ophüls 1994 en Allemagne et le Prix Futura 1995 du Meilleur Film de Télévision Européen. De 1995 à 2000, il développe et tourne Azzurro, un drame entre l’Italie et la Suisse avec Paolo Villaggio.

Propos recueillis par Patrick Claudet, septembre 2006.

/script: Denis Rabaglia, vous avez écrit seul votre premier film Grossesse nerveuse ainsi que le scénario de Farinet, héros et hors-la-loi. Pourquoi avoir privilégié la coécriture sur Azzurro?

Denis Rabaglia: Ma décision a d’abord été motivée par des questions d’ordre linguistique. Quand j’ai choisi de faire Azzurro en italien, j’ai su que j’aurais besoin d’un coauteur italophone, car je ne suis pas parfaitement bilingue. On n’écrit pas un scénario en français pour ensuite le tourner dans une autre langue, ça ne marche pas. J’ai donc approché Luca de Benedittis, après avoir moi-même écrit trois versions.

Vous ne démarrez jamais de zéro l’écriture à quatre mains?

Jamais. J’écris seul une voire plusieurs versions avant de faire appel à un coauteur. La coécriture n’est pas pour moi un moyen de substitution. Je ne cherche pas à me décharger du travail rédactionnel. Par le biais d’un coauteur, je souhaite avant tout insuffler du sang neuf au projet. Après trois versions, je sais que je plafonne.

Quelles ont été les différentes étapes d’écriture sur Azzurro?

J’ai rédigé les trois premiers jets de la continuité dialoguée seul, puis avec Luca, nous avons planché sur les trois suivantes. Pour le septième, j’ai fait appel à Antoine Jaccoud, avant de retravailler avec Luca sur les cinq versions suivantes – il y en a eu douze au total. Par la suite, j’ai appliqué ce chassé-croisé sur Conjuror, un projet de scénario en anglais. Là aussi, j’ai rédigé les trois premières versions, puis Dan Bohlinger s’est occupé des trois suivantes. J’ai alors repris la main pour les versions sept et huit, avant que deux scénaristes anglo-saxons ne procèdent à des ajustements essentiellement linguistiques sur la neuvième et dernière version.

Comment organisez-vous le travail?

Tout le monde s’assied à une table et se livre à un brainstorming. Je reste réceptif à toutes les idées et trie ce qui sort selon un critère surtout thématique, mais aussi structurel. Cela peut poser un problème si un auteur a l’habitude de travailler seul et vit chaque remise en question comme une nécessité de s’expliquer devant le monde entier. Mais en général, entre professionnels, les seules batailles sont des batailles passionnantes. Ce tour de table, qui dure entre 4 et 10 jours, permet de poser les bases des versions suivantes et dans certains cas, carrément de les rédiger.

Ce laps de temps est-il suffisant pour «booster» un scénario?

Le processus se base sur une continuité dialoguée qui a déjà fait l’objet d’une ou plusieurs versions. À ce stade-là, les personnages sont là, la situation aussi, ce qui signifie qu’on peut restructurer le projet en quelques jours. J’ai remarqué que sur les 3 films que j’ai réalisés, la "lumière" apparaissait entre les versions six, sept ou huit, pas avant. Il faut donc "tenir" jusque-là.

Comment choisissez-vous vos coauteurs?

En principe, je me pose la question suivante: qui est, selon moi, la personne la mieux adaptée au projet? Pour Pas de panique (2006), un projet développé à la base par Olivier Chiacchiari, je me suis tourné vers Nicole Borgeat parce qu’elle avait écrit et réalisé Demain j’arrête (2005), un court-métrage dont la thématique avait des familiarités avec ce projet. Ceci étant, ma collaboration avec Nicole va se poursuivre: elle coécrit l’un de mes prochains films et je vais coécrire l’un des siens.

À quoi faites-vous attention au moment d’entamer une coécriture?

D’une manière générale, je garde le contrôle du scénario. C’est-à-dire que j’organise la réécriture selon les termes qui me semblent les plus appropriés. Cela signifie qu’en tant que scénariste principal et réalisateur, j’ai une sorte de «final cut» sur le scénario, avec la production bien entendu.

Est-ce qu’on vous l’octroie facilement?

La production n’a pas le choix. Mes coauteurs non plus. Ceci dit, nous sommes dans un monde où chacun a le droit ou pas d’accepter des règles du jeu. Je ne prends pas ombrage d’un refus. De manière générale, je suis quelqu’un qui gère assez bien les problèmes d’égo et les sautes d’humeur. Et puis, je ne crois pas à l’idée de «l’auteur de droit divin», seul contre tous. Je suis très «result-oriented» comme garçon.

Quels sont les pièges à éviter?

Les situations contractuelles floues. Il y a beaucoup d’ignorance chez les auteurs et d’amateurisme chez les producteurs. Cela peut compliquer singulièrement une situation de conflit créatif. Il faut y veiller et c’est un terrain où j’assure particulièrement mes arrières.

Un réalisateur a-t-il intérêt à s’entourer d’un ou de plusieurs coauteurs?

Pour ma part, quelles que soient les difficultés que j’ai rencontrées lors d’écriture à quatre, voire à six mains, le scénario y a toujours gagné en qualité. Une seule exception: le réalisateur qui ne sait pas écrire tout seul. Sa tendance à sublimer l’apport du coauteur peut être la source d’un échec du projet. Écrire un scénario est un processus où imagination et pragmatisme vont de paire!


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